Un entretien, c’est d’abord une ambiance, une musique et une lumière particulière qui éclairent les mots. J’ai choisi celles décrites dans le Grand jeu de Percy Kemp, à paraître au Seuil cette semaine.

Pour ce roman, oubliez ma vision de la fin de la civilisation, les chasseurs et les bombardiers qui passent dans le ciel, qui font trembler les murs, boucher les oreilles et résonner les cages thoraciques. Il n’y pas de foules de réfugiés fuyant le front, encombrant les autoroutes.
La scène se déroulerait plutôt à Canton, sur une île artificielle d’une ligue de commerce, monopole du sel pour la région, milliers de bâtisses sur pilotis séparées du continent par un pont de bambous protégé par des mercenaires chinois, tatoués de dragons et armés jusqu’aux dents. Nous serions assis à la table d’un bar sans nom dans une rue étroite, encombrée d’étals de nourritures à faire pâlir d’envie un réfugié écossais, masse bruyante et affairée autour de nous, cris et rires, mais aussi chuchotements dans l’ombre d’un brouillard soufré et permanent.
Kemp porterait un costume crème, le panama et la cravate de couleur. Je regarderais avec une moue prudente le verre de Berry’s Crusted Port – bottled in 2000 - qu’il viendrait de me servir avec application et je surveillerais d’un œil inquiet le groupe d’enfants sans ethnies particulières, mais aux mêmes hayons, assis non loin sur le sol de planches, leurs regards concentrés sur la montre gousset attachée à son gilet.
Un pickpocket anonyme, juste la vision d’une petite main rapide et d’une bousculade légère, m’aurait volé mon passeport dans un monde où Kemp nous explique qu’il ne sert plus à rien. J’y tenais « comme un vieux Français » m’aurait-t-il expliqué quand il serait venu me chercher sur les quais, avant de me proposer un sauf-conduit commercial australien ou un laisser-passer diplomatique d’une multiséculaire congrégation vaticane, seuls documents respectés par l’anarchie généralisée.

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