LES SENS INTERDITS
Percy Kemp


L'auteur de polar anglo-libanais (1) a écrit une nouvelle pour «Libération» dans laquelle il fantasme notre futur pandémique.

Libération 7-8 août 2020

Auteur à succès et chouchou des plateaux de télé, Thomas Touchard, dont les livres s’écoulaient par centaines de milliers, était un habitué des cabinets ministériels ; et même au palais présidentiel, il avait ses fans et ses entrées. Lorsqu’on le convia à se rendre au ministère de l’Information, qui avait remplacé celui de la Culture dès lors que la guerre contre la Covid s’était invitée de façon permanente dans la vie des gens, y rencontrer le nouveau directeur de cabinet du ministre, il ne se fit pas prier. D’autant que ledit directeur de cabinet, un certain Monsieur Brin, ne figurait pas encore dans son carnet d’adresses. Car Thomas Touchard ne s’intéressait ni aux has been ni aux might be.

Introduit en la présence de Monsieur Brin, très vite il déchanta cependant. Ce dernier, qui trônait derrière un imposant bureau faisant barrière, ne prit en effet même pas la peine de se lever à son entrée. «Asseyez-vous donc», se contenta-t-il de lui lancer négligemment après avoir pris soin de mettre son masque. Un masque Hermès, nota l’œil exercé de Thomas Touchard, et assorti à la cravate. Le luxe français à l’heure de la Covid.

Son enthousiasme quelque peu refroidi par cet accueil distant, l’écrivain alla prendre place face à son interlocuteur. Sur le mur derrière ce dernier, surmonté du portrait officiel du chef de l’Etat, un écriteau reprenait le slogan qui résonnait aux quatre coins du pays, véritable mantra gouvernemental à l’attention de la population : «La distanciation, c’est la fusion ; La séparation, c’est l’union ; La virtualité, c’est la réalité.»

«Mauvaise interprétation»

Touchard fulminait encore contre ce Monsieur Brin qui lui montrait si peu d’égards. Mais l’instant d’après, il avait oublié sa contrariété. Il venait de remarquer que le motif Hermès ornant son masque et sa cravate datait de cinq bonnes années. Ce plouc, jubila-t-il, a dû trouver ça dans un dépôt-vente.

«Si je vous ai demandé de venir ici, lui disait à présent le plouc en question en tapotant du plat de la main sur un gros pavé posé devant lui, c’est pour vous parler de ça.»

«Ça ?»

«Votre dernier manuscrit, que votre éditeur a jugé bon me faire parvenir après lecture.»

Le démocrate qui sommeillait en Thomas Touchard depuis une éternité et qu’il avait fini par oublier se réveilla brusquement. «Ainsi, s’indigna-t-il, le ministère de l’Information lirait tout ce qui s’écrit avant publication ?»

«Pas tout, Monsieur Touchard, pas tout. Il s’écrit tant de choses aujourd’hui. Nous nous en remettons d’habitude au bon jugement des éditeurs. Mais vous êtes un cas à part. Vous êtes célèbre ; votre parole porte loin ; elle façonne l’opinion ; vous êtes ce qu’on appelle un influenceur. Et dans un cas comme le vôtre, nous nous devons d’être particulièrement vigilants.»

«Auriez-vous donc quelque chose à redire sur mon roman ?» s’offusqua Touchard.

«Les anciens schèmes mentaux sont si durs à déloger, n’est-ce pas, et les vieilles tournures de phrases sujettes à mauvaise interprétation si difficiles à extirper.»

«Expliquez-vous, Monsieur» , le somma l’écrivain en montant sur ses grands chevaux.

«Tenez… A la page 37, par exemple, vous décrivez une soirée sixties-soirée nostalgie-regroupant une bonne cinquantaine de personnes.»

«Ah bon ?» s’étonna l’écrivain.

«Des slows langoureux, Monsieur Touchard, des joints passant de main en main et de lèvres en lèvres, des parties de jambes en l’air entre de parfaits inconnus… Toute cette promiscuité… Pensez-vous que ce soit là un comportement responsable de votre part, alors que nous nous efforçons d’apprendre aux gens que la distanciation, c’est la fusion ?»

«J’ignore comment cela a pu m’échapper, se désola l’écrivain. J’aurais dû faire plus attention.»

«S’il n’y avait que cela, dit Monsieur Brin en tournant les pages du manuscrit, mais un peu plus bas, ne voilà-t-il pas que, passant devant l’étal d’un marchand, votre personnage principal s’attarde à tâter une pêche et à la humer, avant de tourner les talons et de s’en aller sans rien acheter.»

«Ah ?»

«Manipuler une pêche sur un étal, la renifler, et la laisser là au risque de contaminer la personne qui l’achèterait, est-ce une façon de faire, à votre avis ?»

«Non, non, balbutia Touchard, bien sûr que non ! Je suis, croyez-le, entièrement d’accord avec vous !»

«Cette histoire de pêche n’est en réalité que pur prétexte pour discourir longuement sur la volupté de ce fruit, sa peau soyeuse, son parfum capiteux, sa texture fondante et son goût délicieux. Je vous cite, là.»

«Eloge du toucher»

«Franchement, je ne me souviens pas avoir écrit cela. Etes-vous bien certain que c’est mon roman que vous avez entre les mains ?»

«Cet éloge - éloge tout à fait indu - que vous faites du toucher, du goût et de l’odorat, va à l’encontre de tous les efforts que nous déployons pour convaincre les gens d’oublier leurs sens émotionnels, source de danger, et de ne plus se fier qu’à leurs sens nobles : leur vue et leur ouïe, qui se prêtent ô combien mieux à la distanciation, au confinement et à la virtualité, qui sont notre meilleur rempart face à cette terrible épidémie. Voir, c’est avoir, Monsieur Touchard.»

«Et entendre, c’est le comprendre», compléta l’écrivain qui connaissait l’évangile du gouvernement par cœur.

«Précisément. La vue et l’ouïe nous permettent de prendre de la hauteur tout en gardant nos distances. Distance, Monsieur Touchard, distance… Alors que le toucher, le goût, et l’odorat, encouragent la promiscuité. Et celle-ci fait le jeu de la Covid. Est-ce cela que vous recherchez ?»

«Mais aucunement !»

«Votre roman dit tout le contraire. C’est un chant à la gloire des sens émotionnels. Serait-ce une sorte de manifeste dissident ?»

«En aucune façon, Monsieur !» plaida Touchard en desserrant son nœud de cravate.

«Et puis, il y a ces malheureuses figures de style qui parsèment votre roman.»

«Comment cela, malheureuses ?» s’indigna Touchard.

«Mes services ont relevé plus de cent fois le verbe "sentir" utilisé au figuratif : "Il sentit la colère monter en lui", par exemple ; plus de cinquante fois le verbe "toucher" au figuratif : "Elle fut très touchée par cette délicate attention" ; et le mot "goût" utilisé maintes fois dans le même sens, si je puis me permettre ce jeu de mots : "Elle reprit goût à la vie", par exemple. Pensez-vous qu’il soit utile de donner une nouvelle vie métaphorique et figurative à des mots que nous nous efforçons d’éliminer du vocabulaire afin que les gens fassent l’impasse sur leurs sens émotionnels ? Après tout, qu’ont-ils besoin de goûter, de sentir, de humer, de renifler ou de toucher, pour apprécier un bon film à la télé ou pour surfer joyeusement sur l’Internet ? Les sens émotionnels sont-ils encore nécessaires au bonheur dans une société où l’image-reine et le son-roi se donnent à tout le monde de loin, sans discrimination, et sans faire de jaloux ? Voir, c’est avoir, n’est-ce pas ?»

«Je peux vous assurer…»

«Et puis il y a votre nom», l’interrompit Monsieur Brin.

«Comment cela, mon nom ?» L’écrivain en était maintenant à s’éponger le front de son beau mouchoir en batiste.

«Ne trouvez-vous pas que Touchard, un nom qui cache le verbe "toucher", ça fait un peu désordre chez un auteur à succès sur lequel le gouvernement pensait pouvoir compter ?»

«Vous exagérez, protesta l’écrivain qui commençait à paniquer. Il faut avoir l’esprit bien tordu pour voir le verbe "toucher" derrière Touchard. »

«S’il n’y avait que cela. Mais il y a aussi votre prénom. La conjonction des deux est tout bonnement désastreuse.»

«Comment cela ?» L’écrivain avait du mal à respirer, maintenant, et il avait une envie folle d’arracher son masque.

«Vous ne voyez vraiment pas ? Thomas, comme dans saint Thomas ! Celui qui refusait de croire avant d’avoir touché, Monsieur Touchard ! Alors, lorsqu’un influenceur répondant au nom de Touchard, et un Thomas de surcroît, se permet de s’étendre sur des thèmes qui sont anathème, il nous faut agir, et sévir aussi afin de guérir.»

«Ecoutez, dit l’écrivain en s’épongeant à nouveau le front. Il me coûte de vous l’avouer, mais puisque vous me parlez de noms, autant vous dire que ce roman qui porte mon nom, ce n’est pas moi qui l’ai écrit.»

«Vraiment ?»

«J’ai un nègre, voyez-vous. Je suis un homme d’idées, moi. Les petits détails comme l’orthographe, le vocabulaire, la syntaxe et la grammaire m’insupportent au plus haut point. Très tôt j’avais donc pris un nègre, et des années durant j’avais eu le même, qui me comprenait à demi-mot. Malheureusement il a récemment succombé au virus. Avant de décéder il m’avait cependant présenté son neveu qui, m’avait-il dit, avait tout ce qu’il fallait pour prendre sa relève. C’est ce jeune homme qui est l’auteur des passages calamiteux qui n’ont pas eu l’heur de vous plaire.»

«Entière confiance»

«Vous auriez dû lire très attentivement ce roman écrit par quelqu’un d’autre, avant de l’envoyer à votre éditeur.»

«J’aurais dû. Mais j’avais pour ainsi dire transféré sur le neveu l’entière confiance que j’accordais auparavant à l’oncle.»

«Peut-on savoir qui est ce jeune homme ?»

«Je ne connais que son prénom : Paul. Je n’ai pas d’adresse pour lui, ni de téléphone. Je ne l’ai vu que trois fois en vérité : chez son oncle quand il me fut présenté, à l’enterrement de ce dernier quand je l’avais pris de côté pour lui exposer les grandes lignes de ce roman et la psychologie de mes personnages, et une dernière fois lorsqu’il était venu chez moi me remettre son travail.»

«Vous l’avez réglé comment ?»

«Euh… En espèces.»

«Vous payez un nègre au noir ? Vous avez un sens de l’humour assez particulier, Monsieur Touchard. Trouvez-moi néanmoins ce fameux Paul, et s’il devait faire des aveux confirmant vos dires, vous serez tiré d’affaire.»

Dans les semaines qui suivirent, Thomas Touchard fit des pieds et des mains pour retrouver son nègre, rameutant pour ce faire l’ensemble du milieu littéraire et engageant même un détective privé. En vain. C’était comme si ce Paul n’avait jamais existé.

Et c’est ainsi qu’il arriva que, neuf mois plus tard, à la Prison Centrale, un détenu - un homme qui avait écopé de cinq ans ferme pour crime passionnel - se rendit un beau matin à la bibliothèque, et demanda à emprunter Tout pour l’amour, de Thomas Touchard.

«Désolé, nous n’avons pas ce livre ici, lui dit le bibliothécaire de la prison. Mais nous avons l’auteur.»